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Rien à voir, tout en commun - Perec rencontre Trainspotting
L’art a de fantastique sa singularité, bien sûr. Mais lorsque deux œuvres, deux fragments d’âmes d’artistes se rencontrent par hasard, une sorte de totalité opère. Comme disent les Anglo-Saxons : everything falls into place.
Cette semaine, j’ai fait cette expérience étrange de se faire rencontrer des oeuvres, dans la coïncidence la plus totale. Ma lecture du roman Les Choses de Georges Perec (1965) a été un coup de foudre immédiat : sa description limpide des objets qu’entourent la vie de Jérôme et Sylvie, couple de classe moyenne rêvant de s’installer dans une situation toujours plus confortable, articule habilement les désirs de la plupart des gens. On peut les résumer à une longue liste de meubles, vêtements, bijoux, appartement avec vue ou maison avec jardin, frigo américain, carafe filtrante, assurance vie, compte en banque, semaines de congés payées, restos, concerts, habitudes du dimanche. Se construire un cocon qui cocherait les cases de ce que l’on entend par être installé.
Exactement ce dont Renton se moque, ce petit héroïnomane minable d’Édimbourg, personnage principal de Trainspotting (Danny Boyle, 1996). Tandis que toutes les drogues du monde passent entre ses narines et s’infiltrent dans ses veines, il gît dans la misère propre aux camés : misère matérielle, misère psychologique, misère affective - son groupe d’amis ne reposant pratiquement que sur la drogue. En narrateur tout le long du film, Renton termine Trainspotting sobre, avec un constat, et une promesse.
‘I’m a bad person. But that’s gonna change. I’m going to be just like you. The job, the family, the fucking big television.’
Sa relation avec la drogue est finie. Plus d’héroïne, plus de soirée étalée dans des squats à triper, plus d’échanges de seringues. Sa nouvelle relation commence : celle avec les choses, le matériel. Objectif : la famille nucléaire, son installation dans un idéal de consommation. Il nous le clame, avec un ton transpirant l’ironie. Car c’est justement tout ce dont Pérec fait la liste dans son livre. Mais y’a-t-il vraiment une différence ? Y’a-t-il une différence entre un addict en quête du nirvana (mirage qui se refermera sur lui) et un homme constamment tourmenté par ses désirs insatisfaits dans une société où la réussite se traduit par une condition matérielle (en plus d’une condition sociale) ?
Si Georges Perec avait rencontré Renton dans une vie parallèle, peut-être se seraient-ils retrouvés comme deux extrêmes d’un même spectre, chacun esclave de désirs inassouvissables. Perec écrit d’ailleurs :
‘Mais entre ces rêveries trop grandes, auxquelles ils s'abandonnaient avec une complaisance étrange, et la nullité de leurs actions réelles, nul projet rationnel, qui aurait concilié les nécessités objectives et leurs possibilités financières, ne venait s'insérer. L'immensité de leurs désirs les paralysait.’
Cette soif insatiable, ce désir de possession sont aussi absurdes qu’ils ne sont rassurants. Ils contraignent à une quête infinie, se terminant par une expérience universelle : mourir. Pas sûr que cette condition soit très éloignée de celle de Renton. Les héroïnomanes et les insatisfaits de la société de consommation souffrent peut-être du même mal : une course à l’artifice, illusions perdues, avec pour ligne d’arrivée une chose aussi banale et commune que la mort.
Lire ce livre, puis visionner ce film dans la foulée, sans calcul ni attentes, fut une rencontre artistique et philosophique, un cocktail explosif. Comme s’ils avaient été conçus pour se répondre. À croire qu’il faudrait trouver une place pour Jérome et Sylvie dans Trainspotting, et une place pour Renton dans Les Choses.

Trainspotting, Dr: Danny Boyle, 1996


