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Corps sans graphie, l’exposition du Frac de Besançon qui interroge nos modes de représentation
Au Frac de Besançon, une exposition succincte mais percutante explore les rapports au corps dans notre société contemporaine. Un corpus de recherches, mêlant images d’archives, contes mythologiques et récits historiques, constitue la première partie du parcours. Corps insensés tend ainsi un miroir à nos modes de représentation, souvent normés : une relecture du passé au service d’une réflexion sur le présent. Métamorphose, endurance, mémoire ou disparition : les œuvres mettent le corps à l’épreuve et préparent le visiteur à la seconde partie de l’exposition, l’installation Un homme qui dort de Laurent Goldring. Retour sur quelques une de ces oeuvres.
Émilie Pitoiset : l’épuisement comme spectacle
En puisant dans les archives des marathons de danse des années 1930, Émilie Pitoiset exhume un pan de l’histoire sociale américaine où le divertissement prenait des allures de survie. En plein milieu de la crise financière mondiale, ces concours consistaient à offrir une poignée de dollars au couple de danseur.se.s qui resteraient debout et en mouvement le plus longtemps. Pouvant durer jusqu’à deux mois, et ne laissant aux participant.e.s qu’une dizaine de minutes de répit toutes les quarante-cinq minutes, ces scènes offraient un spectacle continu à un public amusé, spectateur de la misère. Esclaves de l’espoir de repartir avec quelques dollars, les danseur.se.s se transformaient en pantins d’un système indifférent, aux allures d’une expérience digne de Milgram. Dans son dispositif, Pitoiset détourne ces images d’archives en y ajoutant des lignes de fuite blanches, évoquant des fils de marionnettiste, ou ceux tirés par un système qui dévalorisait alors l’empathie. Les silhouettes sur les photographies apparaissent maladroites, presque amusantes, étranges. Elles cachent pourtant un système déjà oppressif et exploitant. En les exposant cent ans plus tard, Pitoiset rappelle que toute image est une représentation : ce que l’on voit n’implique jamais ce qui est réellement vécu, et l’indifférence du spectateur peut renforcer cette distance.


Sylvie Selig : romantique indifférence
Ce n’est que tardivement que Sylvie Selig a pleinement embrassé son activité d’artiste. Longtemps illustratrice et assistante photographe, la Niçoise expose aujourd’hui au Frac deux toiles en feutre et en lin, matériaux qu’elle chine patiemment en amont de chaque création. Ses œuvres explorent la passion, les amours cousues et décousues, la mythologie et les figures féeriques, au service d’un message qui interroge la condition féminine et les rapports de genre. L’usage de tissus et de chiffons renvoie d’ailleurs cet l’univers domestique, où la femme fut longtemps assignée.
L’œuvre présentée ici convoque le mythe de Cupidon, Apollon et Daphné. Après s’être moqué du dieu de l’amour, Apollon est frappé d’une flèche qui l’enflamme pour Daphné, tandis que la nymphe reçoit celle du dégoût éternel. Cette impasse amoureuse trouve son dénouement dans la métamorphose de la jeune femme en laurier, seule échappatoire à l’emprise du dieu grec. Selig saisit cet épisode tragique dans une palette rouge poignante, où le corps de Daphné se fige dans la douleur. À ses côtés, un homme-lapin, adossé à son tronc, lit tranquillement. Profitant de son ombre, il incarne une indifférence brutale, paradoxalement parée de traits fantaisistes et romantiques.
Mathieu Kleyebe Abonnenc : ô poupées noires
La projection déroutante de Mathieu Kleyebe Abonnenc plonge les spectateur.ice.s dans une salle sombre, face à face avec la danseuse Betty Tchomanga qui se contorsionne avec étrangeté. Ses grands yeux fusillants présentent une figure inquiétante, insistante et presque dérangeante. L’intitulé Limbé rend hommage au poème éponyme de Léon-Gontran Damas, figure de la défense des droits civiques des personnes afro-descendantes, tout en rappelant l’un des traitements infligés aux esclaves envoyés en Amérique : obligés de se déplacer le dos parallèle au sol à travers les galères, ceux-ci subissaient des conditions inhumaines, de bout en bout.
La petite salle plongée dans l’obscurité rappelle cet espace étroit et confiné, confrontant les spectateur.ice.s à leur propre travail de mémoire. La pièce renvoie également à la danse du Limbo, souvent présentée comme un divertissement de pots de départs et anniversaires, mais dont l’origine trouve ses racines dans ces pratiques d’oppression et de contrainte.



Laurent Goldring, et son homme qui dort
En dialogue avec cette première installation, le Frac a invité l’artiste Laurent Goldring pour y exposer Un homme qui dort. La performance et l’œuvre qui en ressortent sont une synthèse de son long travail de philosophe-artiste : tout est affaire de représentation. La manière dont nous percevons les corps dépend de l’espace et de la perspective qui les entourent, et paradoxalement, les corps modifient eux-mêmes l’espace qu’ils occupent.
Pour en témoigner, Goldring a orchestré une performance de deux danseur.se.s dans la salle d’exposition du Frac. Ce qui est visible aujourd’hui n’est que la trace de cette performance : des tas de tissus dans lesquels les danseur.se.s se sont enroulé.e.s, symboles de leur passage. La philosophie de Goldring va plus loin : il théorise la notion de prothèse comme tout ce qui prolonge le corps humain, de la peau comme vêtement à un élément du paysage façonné par la main humaine.
Dans ce contexte, certains dispositifs simples deviennent œuvres à part entière. Un banc sur lequel on s’assoit pour regarder les vidéos des performances, ou une fenêtre donnant sur le Doubs, deviennent ainsi des prolongements de l’action humaine. La présence du spectateur y est centrale : sans regard, les vidéos ou le paysage transformé existeraient-ils vraiment comme œuvres ?

